Vaccins et médicaments : comment les juges font évoluer la notion de lien de causalité
Analyse de la jurisprudence récente sur les vaccins et médicaments
Lorsqu’une personne développe une pathologie après avoir reçu un vaccin ou pris un médicament, une question s’impose immédiatement : s’agit-il d’une simple coïncidence ou bien d’une conséquence directe ? En droit, cette interrogation se cristallise autour d’une notion essentielle : le lien de causalité. Sans lui, aucune responsabilité ne peut être engagée, aucune indemnisation ne peut être accordée. Or, dans de nombreux cas, les effets secondaires n’apparaissent pas immédiatement, mais plusieurs mois, voire plusieurs années après l’administration du produit. Cette incertitude rend la preuve complexe et a conduit les juges à adapter leur raisonnement, entre rigueur juridique et exigence de protection des victimes.
En matière de dommage corporel, le lien de causalité doit être direct : le préjudice doit résulter immédiatement ou nécessairement du fait dommageable, sans intervention extérieure. Cette condition n’exclut pas que plusieurs causes puissent concourir au dommage. Le juge choisit alors entre deux approches : la « causalité adéquate », qui ne retient que la cause principale, et « l’équivalence des conditions », plus favorable aux victimes, qui reconnaît toutes les causes ayant contribué au dommage dès lors que la chaîne causale n’est pas rompue. Dans tous les cas, le lien doit être certain, c’est-à-dire dépourvu de doute sérieux quant à son rôle dans la survenance du préjudice.
Plus la pathologie se manifeste longtemps après l’administration du produit, plus cette démonstration devient difficile. C’est précisément pour répondre à cette difficulté qu’a été développée la notion d’imputabilité, qui constitue l’outil médico-scientifique permettant de traduire en termes juridiques la relation entre le fait générateur et le dommage. L’imputabilité peut être certaine lorsqu’une preuve directe et exclusive du lien existe. Elle peut être seulement probable lorsqu’un faisceau d’indices convergents permet de conclure à une forte vraisemblance. Elle peut aussi être simplement possible lorsque subsiste un doute raisonnable, mais insuffisamment étayé. Enfin, elle est exclue lorsque la cause du dommage est manifestement étrangère au produit ou lorsqu’aucun lien crédible ne peut être établi.
L’évolution récente de la jurisprudence témoigne d’une volonté de mieux protéger les victimes, en assouplissant la rigueur de la preuve du lien de causalité. La certitude scientifique n’est plus requise, mais la probabilité doit être suffisamment élevée pour exclure raisonnablement les autres causes. Cette tendance protectrice demeure cependant encadrée par un souci constant de prudence : le juge cherche en effet à trouver un équilibre entre la nécessaire protection des patients et le respect des principes de sécurité juridique.
Au départ, un mur : l’exigence d’une preuve scientifique certaine
Dans un premier temps, la jurisprudence s’est montrée particulièrement exigeante. Le juge imposait à la victime d’apporter la preuve directe et certaine du lien de causalité entre la vaccination ou la prise d’un médicament et la survenance du dommage. Cette rigueur se traduisait par un recours systématique à l’expertise médicale et à l’analyse des données scientifiques disponibles, l’approche étant centrée sur la démonstration scientifique. La cour d’appel de Toulouse, dans un arrêt du 7 mars 2005 (CT0038), illustre cette orientation. Subordonner ainsi la reconnaissance du lien causal à une certitude scientifique excluait de fait de nombreuses victimes, dès lors qu’aucun consensus médical n’était établi sur l’imputabilité du dommage au produit de santé.
Le tournant jurisprudentiel : l’admission progressive des présomptions
Face aux difficultés rencontrées par les victimes pour apporter une preuve scientifique certaine, la jurisprudence a progressivement admis le recours aux présomptions graves, précises et concordantes.
Dans un arrêt du 9 mars 2007, Schwartz (n°267635), le Conseil d’Etat s’est inscrit dans le prolongement du juge civil (CA Versailles, 17 mars 2006, n° 01/4733 ; CA Paris, 23 sept. 2011, n° 09/15454). Le Conseil d’État a jugé que le lien entre une vaccination contre l’hépatite B et une sclérose en plaques doit être regardé comme établi lorsque la maladie survient dans un bref délai après l’injection, chez une personne auparavant en bonne santé et sans antécédents (CE, 9 mars 2007, Schwartz, n° 267635).
Le juge administratif n’exige plus de certitude scientifique absolue : il prend en considération la proximité temporelle entre la vaccination et l’apparition des symptômes (pour une application en matière de vaccination contre la grippe H1N1, se référer à CAA de LYON, 6ème chambre, 19 juin 2025, 23LY01787), l’absence d’antécédents médicaux, ainsi que les données scientifiques ou de pharmacovigilance disponibles (pour des applications en matière de vaccination contre la grippe H1N1, CAA de LYON, 6ème chambre, 19 juin 2025, 23LY01787 ; CAA de BORDEAUX, 2ème chambre, 14 novembre 2024, 22BX02121). Le recours à des expertises médicales est quasi systématique en la matière pour apprécier la valeur probatoire de ces éléments. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, le Conseil d’État admet qu’un lien de causalité puisse être établi même en l’absence de consensus médical, à condition que les circonstances propres à la victime conduisent à une forte probabilité. Il importe de noter que la preuve de l'imputabilité peut être rapportée « par tout moyen », y compris par des pièces qui ne sont pas nécessairement médicales, ce qui le démarque du juge civil (CE, 25 juill. 2013, n° 347777 ; CE, 6 nov. 2013, n° 345696).
Le Conseil d’État est allé encore plus loin en matière de vaccinations obligatoires (CSP, art. L. 3111-9). Il a jugé que le juge administratif ne peut écarter une demande d’indemnisation qu’en l’absence de toute probabilité de lien entre la vaccination et les effets secondaires invoqués (CE, 29 sept. 2021, n° 435323 ; CE, 25 avr. 2023, n° 443248 ; CE, 7 nov. 2024, n° 472707). Concrètement, tant qu’aucune certitude n’existe sur l’absence de lien, la probabilité d’un lien de causalité est retenue, ce qui facilite considérablement l’accès à l’indemnisation pour les victimes.
Le Conseil d’État et les juridictions administratives ont aussi étendu ce raisonnement aux campagnes de vaccination menées dans le cadre de mesures sanitaires d’urgence, comme celle contre la grippe A (H1N1). Parce que ces vaccinations, décidées pour enrayer une pandémie, relèvent d’un acte collectif de protection de l’ordre sanitaire, elles sont assimilées aux vaccinations obligatoires. Dans ce contexte, le juge applique un régime particulièrement favorable aux victimes : dès lors qu’il n’existe pas de certitude sur l’absence de lien, celui-ci est regardé comme probable et permet l’indemnisation (CAA de LYON, 6ème chambre, 19 juin 2025, 23LY01787, Inédit au recueil Lebon ; voir également Tribunal administratif d'Amiens, 2ème chambre, 3 juillet 2025, n° 2303254). Les juridictions administratives ont ainsi admis assez largement l’indemnisation de victimes de narcolepsie après vaccination contre la grippe A (H1N1), en jugeant qu’en l’absence de certitude sur l’absence de lien, la probabilité suffisante d’un lien causal justifiait la réparation (TA Lyon, 28 mars 2023, n° 2104995 ; TA Lille, 24 avr. 2024, n° 2109377 ; CAA Bordeaux, 14 nov. 2024, n° 22BX02121 ; CAA Lyon, 19 juin 2025, n° 23LY01787). Par son arrêt du 20 mars 2025 (CE, n° 490789), le Conseil d’État confirme expressément et étend la méthode jurisprudentielle issue de l’affaire Douchet, en l’appliquant également aux vaccinations réalisées dans le cadre de mesures d’urgence sanitaire : une décision qui marque une étape importante dans la reconnaissance des dommages post-vaccinaux.
Le rôle du droit européen : une validation prudente de la méthode française en matière de responsabilité du fait des produits défectueux
La Cour de cassation adopte une approche spécifique, fondée sur la responsabilité du fait des produits défectueux (C. civ., art. 1245-8).
Dans un premier temps, la Cour de cassation s’est montrée prudente. Elle a admis que le lien de causalité entre le défaut d’un vaccin et le dommage pouvait être établi par des présomptions graves, précises et concordantes, mais s’interrogeait sur la compatibilité de cette méthode avec le droit de l’Union européenne (Civ. 1re, 12 nov. 2015, n° 14-18.118, publié).
En effet, l’appréciation du lien de causalité en matière de responsabilité du fait des produits défectueux ne saurait être raisonnablement envisagée sans référence au droit de l’Union européenne. La directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985, transposée en droit français aux articles 1245 et suivants du Code civil, pose un cadre harmonisé et contraignant.
Par un arrêt du 21 juin 2017, Sanofi Pasteur MSD (CJUE, 21 juin 2017, C-621/15, N.W. e.a.), la Cour de justice de l’Union européenne a validé la méthode française consistant à admettre la preuve du lien de causalité au moyen de présomptions graves, précises et concordantes. Elle a ainsi reconnu qu’en l’absence de consensus scientifique, des éléments factuels tels que la proximité temporelle entre la vaccination et l’apparition de la maladie, l’absence d’antécédents médicaux ou encore l’existence de cas similaires répertoriés pouvaient être pris en compte par le juge national pour caractériser la plausibilité du lien. En revanche, la Cour a expressément écarté toute automaticité : la réunion de ces indices ne saurait conduire mécaniquement à établir la responsabilité du producteur, au risque de vider de sa substance la règle européenne de la charge de la preuve posée à l’article 4 de la directive.
C’est ainsi que dans un arrêt du 14 novembre 2024 (Civ. 1re, n° 23-19.156), la Cour de Cassation a cassé en toute confiance une décision d’appel qui avait exigé la démonstration scientifique d’un lien entre le Levothyrox NF et les dommages allégués. La Cour a rappelé que, selon l’article 1245-8 du Code civil, la preuve de l’imputabilité du dommage au produit peut être rapportée par tout moyen, et notamment par des indices graves, précis et concordants, tels que la proximité temporelle entre la prise du médicament et les symptômes, leur disparition à l’arrêt du traitement, l’absence d’antécédents ou d’erreur de prescription, ainsi que le nombre significatif de cas similaires. En refusant de retenir ce faisceau d’indices au motif que la preuve scientifique n’était pas rapportée, la cour d’appel a violé le texte.
Ainsi, la Cour de cassation s’oriente progressivement vers une conception plus accessible de la preuve du lien de causalité, qui n’exige plus une certitude scientifique et admet l’imputabilité sur la base d’indices convergents.
Mais la marche reste haute : des présomptions difficiles à démontrer
Si cette méthode sécurise juridiquement la possibilité pour les victimes d’agir malgré l’absence de preuve scientifique certaine, elle consacre un rôle central du juge national, seul compétent pour apprécier, au cas par cas, la valeur et la concordance des éléments avancés par la victime. Ce pouvoir d’appréciation introduit un risque de divergences entre juridictions, tant entre États membres qu’au sein même des juridictions nationales, selon la manière dont chaque juge interprète la gravité et la concordance des indices présentés.
Récemment, la jurisprudence montre que l’ouverture à la preuve par présomptions reste en pratique difficile à mettre en œuvre. Les victimes peinent à convaincre les juges que les indices avancés atteignent le degré de gravité, de précision et de concordance exigé.
En particulier dans les contentieux liés à la vaccination contre l’hépatite B et la sclérose en plaques, la plupart des demandes récentes sont rejetées faute d’éléments scientifiques suffisamment probants (TJ Nanterre, 5 sept. 2024, n° 20/08431 ; TJ Nancy, 10 janv. 2025, n° 20/01586).
La clé : un dossier solide et l’accompagnement adapté
Obtenir une indemnisation après un effet secondaire reste un chemin complexe. Les juges admettent désormais la preuve par présomptions, mais les données de la science restent au cœur du débat.
Cependant, dès qu’un consensus apparaît, même fragile, les chances de succès grandissent. C’est une évolution porteuse d’espoir, en particulier pour les victimes des vaccins Covid-19 : la littérature médicale sur leurs effets indésirables est de plus en plus fournie, et ces vaccinations, organisées dans un contexte d’urgence sanitaire et assimilées à des vaccinations obligatoires (CSP, art. L. 3111-9), ouvrent la voie à une appréciation plus souple du préjudice. En effet, contrairement aux vaccinations facultatives, il n’est pas nécessaire de démontrer un dommage d’une particulière gravité : l’État y est tenu d’indemniser tous types de préjudices.
Reste que la clé de la réussite d’un tel recours réside dans la qualité du dossier. Celui-ci doit être préparé avec la plus grande rigueur : rassembler un historique médical complet, solliciter une expertise indépendante, produire des publications scientifiques pertinentes, et exploiter les bases de pharmacovigilance de l’ANSM ou de l’EMA pour montrer que des cas similaires sont recensés. Chaque pièce vient renforcer le faisceau d’indices nécessaires à convaincre le juge.
Mon rôle, en tant qu’avocate, est justement de vous accompagner dans ce travail essentiel. Je suis à vos côtés pour réunir les preuves, défendre votre dossier et transformer une présomption fragile en véritable droit à indemnisation. Le lien de causalité n’est plus une barrière infranchissable : avec méthode et soutien, il peut devenir le levier qui ouvre la voie à la reconnaissance et à la réparation de vos préjudices.

